Le mouvement ne ment jamais. C’est un baromètre qui révèle le climat de l’âme à qui sait le lire[1]. (Martha Graham)
[1] Graham, M., Mémoire de la danse, Actes Sud, 1992, p.10.
La danse thérapie comme discipline est assez récente, elle date de 1966. Mais la danse, elle, accompagne l’homme depuis son apparition. De rituel, elle devient art.
Dans un premier temps, cet art est réglé, au sens où c’est une technique qui s’impose au danseur. Dans un second temps, la danse moderne va ébranler ce bel édifice. Dans les lignes qui suivent nous allons exposer ce passage
Du rituel à l’art de la scène
La danse est depuis l’aube des temps l’un des outils fondamentaux de l’homme pour exprimer la vie. Dans toutes les cultures, les premières tentatives de communication apparaissent au niveau préverbal, sur le plan historique aussi bien que sur le plan sociologique ; les gestes et l’expression corporelle étant le véhicule commun pour exprimer le désir premier de communiquer et de partager une expérience. Après que le langage et les structures tribales se sont développés, la religion devenant la forme d’organisation unitaire, la danse s’intègre aux rituels et aux prières contribuant à la structure sociale et encadrant la vie[1]. C’est une expression puissante et unifiante de communion accompagnant le cycle de développement : la naissance, la puberté, le mariage et la mort. La danse est le moyen de se connecter à la nature en conciliant les forces qui contrôlent la pluie, le soleil et la fertilité de la terre et de l’homme. Les rythmes et les mouvements des membres de la tribu maintiennent la force et l’unité du groupe en temps de guerre, et procure consolation en temps de deuil. La structure de la danse délivre une forme de transmission aux nouvelles générations. Elle est utilisée pour aider l’individu à développer un sentiment de force, d’unité, d’indestructibilité. Elle est une forme puissante d’élévation, en effet, elle permet à l’homme une expérience extatique où, perdant la sensation de son corps, ce dernier exprime le moi spirituel[2]. L’utilisation du mouvement du corps et tout particulièrement la danse comme instrument cathartique et « thérapeutique » est probablement aussi ancienne que la danse elle-même.
Vers la fin du 19ème siècle en Occident, cette vision de la danse et de la société humaine n’est plus qu’un souvenir. En effet, les danses cérémoniales ayant été transformées en art de la scène, et s’étant centrées sur la technique, elles laissent peu de place au ressenti du danseur. La complexité et le stress de la vie moderne amènent bon nombre de personnes à se sentir exclues, détachées d’elles-mêmes, d’autrui et de la nature. Et la médecine et la psychothérapie se développent comme formes de traitement focalisées soit sur le corps soit sur l’esprit, se concentrant presque entièrement sur la communication verbale et non-active[3].
Au cours de la première moitié du 20ème siècle, une tendance à se libérer de ces limitations apparait dans différents champs de l’activité humaine. Le courant de la danse moderne remet en question la forme rigide et impersonnelle de cet art, et se tourne vers une approche plus naturelle, qui met au centre le mouvement expressif, la spontanéité et la créativité[4]. Accompagné d’un intérêt de plus en plus grand pour les aspects non verbaux et expressifs du comportement humain et de la personnalité dans le champ de la psychothérapie, ce climat intellectuel fait émerger la Danse Thérapie dans les années quarante et cinquante.
Cependant, on peut trouver l’origine de la Danse Thérapie dans le mouvement de la danse moderne dès le début des années 1900. C’est un mouvement qui apparaît en réaction au climat social et intellectuel de cette époque, ainsi qu’en révolte contre les formes établies de l’art. En politique, dans les arts, et dans la société en général, passe un courant cherchant à libérer la personne, à examiner l’éventail complet du comportement humain et les motivations qui le provoquent. Un point important est que quasiment toutes les fondatrices de la danse thérapie ont débuté leur carrière comme danseuses contemporaines accomplies.
La danse moderne, une expression libre
Au cours des premières années du 20ème siècle aux Etats-Unis, deux styles de danse sont présents, bien que de façon non exclusive, le ballet et les spectacles de groupes. La scène est prête pour la naissance d’une nouvelle forme d’art qui vise à aider les spectateurs à organiser et intégrer les événements de l’époque. Ce n’est pas un hasard si les pionniers de la danse moderne : Isadora Duncan (1878-1927), Martha Graham (1894-1991), Mary Wigman (1886-1973), Maurice Béjart (1927-2007) et Vaslav Nijinski (1889-1950), chacun à leur époque, s’inspirent du théâtre classique grec qui cherche à provoquer chez le spectateur une catharsis émotionnelle. Notons qu’il n’est pas pour autant suffisant de simplement ajouter un contenu émotionnel au mouvement, il y a nécessité de connecter l’expression personnelle du danseur à une vision plus universelle de la condition humaine. C’est l’universalité qui touche le public et rend le travail artistique signifiant plutôt qu’une expression personnelle :
Même si nous sommes […] seulement les spectateurs de la danse, nous nous ressentons toujours à travers le danseur qui manifeste et exprime les impulsions latentes de notre propre existence[5].
Les pionnières de la danse moderne se tournent vers l’introspection pour penser de nouvelles formes d’expressions créatives qui communiqueraient non seulement leur propre expérience et contenu émotionnel, mais également des thèmes universels :
La danse moderne a remplacé le contenu appauvri de la danse occidentale avec certaines notions clés : la spontanéité, l’authenticité de l’expression individuelle, la conscience du corps, des thèmes qui ont déployé un éventail entier de sentiments et relations. Les grands pionniers de ces premières années ont personnifié les thèmes du conflit humain, le désespoir, la frustration, et la crise sociale. Souvent les chorégraphies du danseur moderne se sont cristallisées dans les formes anciennes du rituel. De telles innovations-clés ont directement mené à l’essence de la danse thérapie[6].
L’une des figures centrales de cette évolution est Ruth St. Denis, danseuse et chorographe américaine qui centre sa recherche artistique personnelle sur l’intégration des rituels et de la culture occidentale à la danse moderne ; elle s’inspire des danses orientales pour les thématiques, les costumes et les personnages. Avec Ted Shawn, elle crée l’école de danse Denishawn « temple de la danse » qui promeut les concepts de développement et la technique de la danse moderne :
La vaste et éclectique approche de […] Denishawn, à cette période, a permis aux élèves de trouver leur propre forme de mouvement et de développer leurs capacités comme chorégraphes et enseignants ainsi que l’art de l’exécution. Une méthode de mouvement n’était jamais enseignée sans être connectée au folklore et à la culture d’où elle provenait. La combinaison des formes modifiées du ballet, de la danse contemporaine, de la pédagogie selon Dalcroze et d’autres formes et techniques a fourni un équipement corporel souple à toute idée qui pourrait être développée[7].
Emile Jacques-Dalcroze, musicien et compositeur suisse (1865-1950), a mis au point une méthode d’enseignement de la musique à travers la rythmique. Sa pédagogie fondée sur la musicalité du mouvement et l’improvisation va attirer des chorégraphes, des musiciens et des metteurs en scène tels que Diaghilev, Honegger et Stanilavski. Il a eu pour élève Mary Wigman
De nombreux danseurs remarquables vont débuter leur carrière à la Denishawn : Martha Graham, Doris Humphrey, auteur du livre Construire la danse, Charles Weidman et Marian Chace, fondatrice de la Danse Thérapie aux Etats-Unis. Une révolution semblable de la danse a lieu en Europe, conduite par Isadora Duncan et Mary Wigman.
Isadora Duncan introduit la notion d’âme et d’émotion dans la danse. Elle voit la danse comme la réponse fondamentale de l’homme à l’univers. Raviver la capacité de l’homme à danser est le moyen à travers lequel sa capacité de vivre entièrement et librement peut être renouvelée. Aussi déclare-t-telle :
Pour moi, la danse n’est pas seulement l’art qui permet à l’âme de s’exprimer à travers le mouvement, elle est aussi la base de toute une conception de vie, plus libre, plus harmonieuse, plus naturelle. Elle n’est pas, comme on le croit trop communément, un ensemble de pas arbitraires résultant de combinaisons mécaniques. Même s’ils sont utiles comme exercices techniques, ces pas ne peuvent constituer un art – ce serait confondre la fin et les moyens[8].
La danse de Mary Wigman est forte, directe, instinctive et austère dans sa communication avec le public. Elle étudie d’abord chez Émile Jaques-Dalcroze mais ressent sa méthode comme un carcan qui étouffe l’inspiration. C’est auprès de Rudolf Laban qu’elle travaille jusqu’en 1919, puis ouvre sa propre école à Dresde (Allemagne) où elle enseigne l’improvisation. Elle base son enseignement sur l’idée d’un mouvement naturel, libre et expressif qui serait le développement unique de chaque personnalité. Son outil principal pour explorer le monde émotionnel humain, aussi bien au niveau personnel qu’universel, est la technique de l’improvisation. Selon cette approche, la danse ne viendrait pas traiter des thèmes précis, mais des états d’âme, des impulsions qui agitent et mettent le corps en mouvement[9]. Cette focalisation sur l’expression individuelle et l’exploration impulsera le courant nommé mouvement authentique ou danse intérieure, et sera repris par plusieurs pionnières de la danse thérapie : Mary Whitehouse, Trudi Schoop et plus tard Irmgard Bartenieff[10].
Le climat intellectuel de cette période évolue avec l’acceptation de l’inconscient comme moteur pour approfondir la réflexion et la réalisation de soi. Les travaux de Sigmund Freud en psychanalyse, introduits au début du 20ème siècle, ont un impact important sur la danse moderne et la thérapie par la danse et le mouvement. L’appel de Freud incitant à l’examen de la motivation, qui engendre l’action humaine, est en contraste complet avec l’attitude dominante de l’époque soutenant que l’intensité des émotions doit être cachée. Cette approche innovante concernant l’expression ouverte des sentiments permet une nouvelle prise en considération du sujet et de sa structure. Si dans le courant des années trente et quarante la psychanalyse est largement acceptée, ce n’est pas cependant de sa conceptualisation que les danseurs ont tiré inspiration ; ce qui explique que le terme « inconscient » rencontre diverses acceptions. Pour les danseurs modernes, c’est un travail sur les processus émotionnels inconscients ; leurs écrits révèlent clairement cette profonde attention. Par exemple, Isadora Duncan déclare :
La vraie danse exprime la sérénité ; elle est maitrisée par le rythme profond d’une émotion intérieure. Ce n’est pas à partir d’un sursaut que l’émotion atteint son point culminant d’énergie. Telle la vie dans une graine, l’émotion sommeille d’abord, puis, doucement et lentement, se révèle[11].
Martha Graham qui traite des pensées, des émotions, de l’intuition de l’inconscient, et les inclus dans son enseignement et ses chorégraphies, formule son approche de la danse et de la vie ainsi :
Qu’il s’agisse d’apprendre à danser en pratiquant la danse ou d’apprendre à vivre en pratiquant la vie, le principe est le même. Dans l’un comme dans l’autre, il s’agit d’accomplir un ensemble particulier de gestes, physique ou intellectuel, par lesquels adviennent une forme d’aboutissement, une conscience de soi, une satisfaction de l’esprit[12].
D’autres, comme Mary Whitehouse et Marian Chace sont tellement enthousiasmées par l’interaction entre la psyché et le corps, à travers la danse et le mouvement, qu’elles quittent la scène et la chorégraphie et se focalisent exclusivement sur l’aspect psychothérapeutique de la danse.
L’environnement est maintenant prêt au passage de l’expression de soi à travers la danse à la « psychothérapie par la danse » soit La Danse Thérapie.
[1]Schott-Billmann, F., Quand la danse guérit, Paris, Odile Jacob, 2001.
[2]Mille (de), A., The book of dance, New York, Golden Press, 1963.
[3]Solms, M and Turnbull, O., The Brain and the Inner World : An Introduction to the Neuroscience of Subjective Experience, London, Karnac Books, 2002.
[4]Chaiklin, S., « We dance from the Moment our Feet Touch the Earth », in The Art and Science of Dance/Movement Therapy, New York, London, Routledge, 2009.
[5]Ellis, H., The Dance of Life, Cambridge, Houghton Mifflin Co., 1923, p.254.
[6]Bartenieff, I., Lewis, D., Body movement: coping with the environment, New York London, Routledge, 2002, p.246.
[7]Chaiklin, H., « Marian Chace : Her Papers », in American Dance Therapy Association, Colombia, 1975, p.2.
[8]Duncan, I., La danse de l’avenir, Edition Complexe, 2003, p.43.
[9]Nouveau, S., Le corps wigmanien d’après Adieu et Merci (1942), Paris, L’Harmattan, 2011.
[10]Chaiklin, S., «We Dance from the Moment Our Feet Touch the Earth», in The Art and Science of Dance/Movement Therapy, New York London, Routledge, 2009.
[11]Duncan, I., La danse de l’avenir, op.cit., 2003, p.66.
[12]Graham, M., Mémoire de la danse, op. cit., 1992, p.9.